L’empathie c’est, à la vitesse de l’éclaire, sentir ce que l’autre sent et savoir qu’on ne se trompe pas, comme si le cœur bondissait de la poitrine pour se loger dans la poitrine de
l’autre.
C’est une antenne en nous qui nous fait toucher le vivant : feuille d’arbre ou humain.
Ce n’est pas par le toucher qu’on sent le mieux mais par le cœur.
Ce ne sont pas les botanistes qui connaissent le mieux les fleurs, ni les psychologues qui comprennent le mieux
les âmes, c’est le cœur.
Le cœur est un instrument d’optique bien plus puissant que les télescopes de la NASA. C’est le plus puissant
organe de connaissance, et c’est une connaissance qui se fait sans aucune préméditation, comme si ce n’était plus nous qui faisions attention à l’autre, comme s’il n’y avait plus qu’une attention
pure et une bienveillance fondée sur la connaissance de notre mortalité commune.
Ce qui est très curieux, car qui est-on, à ce moment-là ? Toute sagesse qui vient dans le carcan d’une méthode
est dépassée par le cœur.
Ce moment qui foudroie toutes les carapaces d’identité, qui saute par-dessus l’abîme qui me sépare d’autrui et
où le cœur de l’autre est deviné jusqu’en ses moindres battements, donne la plus grande lumière possible sur l’autre.
Dans l’empathie, on peut prendre soin d’autrui comme jamais il ne prendra soin de lui-même, par une attention
qui est tendue comme un rai de lumière, mais il n’y a aucune emprise psychique sur lui.
C’est l’art double de la plus grande proximité et de la distance sacrée. [...]
Sans le cœur, il n’y a pas d’empathie, car avoir du cœur c’est sortir de soi, mais s’il faut ressentir l’autre
jusqu’à presque le devenir, il faut en même temps maintenir une distance sous peine de sombrer dans la fusion.
L’empathie livrée à elle-même va à l’infini et par là elle se perd. C’est par l’empathie que la mère arrive à
entendre les pleurs de l’enfant juste avant qu’ils n’arrivent, mais c’est par fusion que certaines mères ligotent l’âme de l’enfant à la leur de manière infernale : la limite de l’empathie, c’est
la fusion, qui est de l’entre-dévorement.
Dans l’état de fusion totale, une mère n’aura même pas besoin de parler à pour que son enfant agisse, parce
qu’elle lui parle à l’intérieur de lui.
Dans la fusion, la proximité est terrible parce que quelqu’un a pris le pouvoir sur quelqu'un
d’autre.
La distance, qui n’est peut-être qu’une ligne de démarcation, est faite avec le couteau de la parole. C’est le
langage qui empêche l’anthropophagie de la fusion.
~ Christian Bobin
(La Lumière du monde)
*Paroles réveillées et recueillies par Lydie Dattas,
Gallimard, 2001.
*Photo T.Zoher, un rayon de lumière à midi sur des mots lumineux...